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20 avril 2024

ARTICLE MONDE DIPLOMATIQUE 1996, mais…

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    Caroline
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    février 1996 Pages 4 et 5

    LA  » TRIBU BLANCHE DE L’ASIE  » GAGNÉE PAR LE DOUTE

    L’Australie, fragile paradis

    Derrière une solide façade,l’Australie s’interroge. Sur son identité :malgrè l’égalité proclamée,les Blancsne conservent-ils pas leur prépondérance ?Sur la cohérence de sa société :à part la passion du sport,qu’estce qui unit ses citoyens,originaires de quelque deux cents pays ?Sur sa fameuse qualitéde vie chomâge,pauvreté,alcoolisme et drogue ne troublent-ils pasdésormais la quiétude des Australiens,notamment les plus jeuneschez qui le taux de suicide est le troisiéme du monde ? Sur son rôle d’intermédiaire entre Occident et Asie :les tensionsqui grandissent entre la Chine et ses voisins lui permettent-ellesde l’assumer ? si elle persiste à éviter les débats de fond,l’Australie risqued’y laisser son âme.

    Par Florence Beaugé
    journaliste à Radio Monte-Carlo

    UN peu plus d’un million de personnes envisagent chaque année, à travers le monde, d’aller s’installer en Australie et entament des démarches en ce sens. En 1995, seules quatre-vingt-trois mille seront parvenues à leur but contre quatre-vingt-sept mille en 1994. Le nombre de ceux qui rêvent de cette île-continent qui flotte  » down under  » (là-bas en dessous) dans l’hémisphère Sud n’a pas vraiment varié au cours de ces dix dernières années. Le nombre des élus, lui, évolue au fil des ans suivant les besoins du pays et aussi, sans que ce soit clairement avoué, suivant l’état d’esprit de la population australienne. Si l’économie se porte bien, si le taux de chômage reste bas, le gouvernement fédéral entrouvre les vannes de l’immigration. Si l’inverse se produit et qu’une certaine mauvaise humeur se manifeste, comme c’est plutôt le cas depuis la récession du début des années 90, il les ferme. Etrange contrée que l’Australie, qui ne correspond pas tout à fait à l’image que l’on s’en fait. Tour à tour mieux et moins bien, fascinante et décevante, surprenante également par sa passion pour la France (en dépit des essais nucléaires), sa langue et sa culture, auxquelles elle voue un véritable culte… L’Australie mériterait, sans aucun doute, le titre de pays des paradoxes. Quatorze fois plus grande que la France, aussi vaste que les Etats-Unis si l’on excepte l’Alaska, peuplée d’un peu plus de dix-huit millions de personnes, cette terre des grands espaces abrite la population la plus urbanisée de la planète. En effet, 88 % des Australiens vivent en ville, la majorité d’entre eux regroupés sur un arc côtier qui remonte du sud vers le nord-est, le long de l’océan Pacifique. Bouleversement ethnique AUSSI différentes qu’elles soient, les grandes villes d’Australie partagent de nombreux points communs. Un même rêve : la maison individuelle, de préférence de style victorien, géorgien ou  » fédération « , avec son bout de jardin et son barbecue. Un même mode de vie : la banlieue, avec son confort, sa végétation fleurie et ses oiseaux, mais aussi sa solitude, son ennui et les longs trajets en voiture. Et une même passion : le sport (le cricket et le football australien dans tout le pays, mais surtout à Melbourne ; le rugby, le jeu à 13 et le surf à Sydney). A cela s’ajoute le même caractère complexe des individus qui, sous une apparence lisse et un sens de l’humour unique, cachent une surprenante fragilité, une peur inavouée de l’avenir et une crise d’identité. L’Australie se veut pourtant _ et est sans doute _ un pays heureux avec une qualité de vie incomparable et qui réussit à s’endormir chaque soir sans se poser la seule question qui la taraude :  » Qui suis-je ?  » Accident de l’histoire, appendice de la Grande-Bretagne et de l’Irlande, avant-poste de l’Europe aux antipodes,  » tribu blanche de l’Asie  » (1)… Le pays se voit comme tout cela à la fois. Il a du mal, en conséquence, à se définir en tant que nation et ne sait s’il doit s’en inquiéter ou non. Inconnu en Europe, le syndrome du  » cut the tall poppies  » ( » coupez les têtes qui dépassent « ) est là-bas toujours vivace. Il est le revers de la médaille d’une société égalitaire, composée d’une nombreuse classe moyenne, d’où émergent quelques riches de plus en plus riches et quelques pauvres sauvés du véritable dénuement grâce à un système de protection sociale bien ciblé et accepté par la très grande majorité et la classe politique comme une nécessité. C’est une société pudique, enfin, où il n’est pas bon de se faire remarquer ni de se poser en chef de file… Cela dit, David Malouf (2), l’un des écrivains australiens les plus doués de sa génération, le plus discret aussi et peut-être le plus vénéré, a sans doute raison d’estimer qu’ » on pense trop ici que les gens ne se posent que des questions simples et, sous ce prétexte, on ne leur fournit que des réponses simples. Je ne crois pas pour ma part que ce soit juste ni vrai. Les Australiens sont complexes et capables d’affronter cette complexité « . Une chose est sûre : l’Australie a accepté de se remettre en question et connu, en cette seconde moitié du vingtième siècle, un étonnant bouleversement. En l’espace de cinquante ans, cette société, qui était anglo-celte à 90 %, homogène et blanche, et entendait le rester au point de se doter de tout un arsenal législatif discriminatoire, s’est ouverte à de nouveaux venus originaires de presque deux cents pays différents, de toutes origines, dont 6 % d’Asiatiques, et s’est transformée en une société où la diversité est célébrée, où l’égalité entre tous les citoyens, quels qu’ils soient, représente un devoir absolu.  » Tout ce qu’on nous demande ici, c’est de partager des valeurs communes, comme la langue anglaise et la démocratie, explique M. Quang Luu, directeur de la radio publique Special Broadcasting Service, qui, avec une chaîne de télévision, diffuse depuis vingt ans des émissions en soixante-huit langues sur tout le territoire. Aussi longtemps que vous respectez cela, vous pouvez faire ce que vous voulez ici et surtout garder votre langue et votre culture d’origine. Vous y serez même encouragé.  » Sur les bienfaits du multiculturalisme, mais aussi ses limites et ses effets pervers, on discute peu, publiquement. Ce sujet, avec celui de l’immigration, fait partie des dossiers brûlants que les hommes politiques du Parti travailliste, au pouvoir à Canberra, comme de l’opposition conservatrice, le Parti libéral de M. John Howard (3), préfèrent, en règle générale, ne pas aborder, de peur de heurter un électorat très courtisé. Il faut savoir que 46 % de la population, aujourd’hui, n’est pas de souche australienne. Si l’on se lance à la recherche de  » la société australienne « , on risque donc d’avoir du mal à la trouver. Il n’y a pas une société, mais une série de micro-sociétés qui cohabitent sans tensions, dans une relative indifférence cependant. Toutes ces communautés s’ignoreraient sans doute la plupart du temps s’il n’y avait le sport _ véritable ciment national _ et la cuisine, très appréciée dans sa diversité et qu’on qualifie avec fierté de  » française par ses bases, australienne par ses ingrédients et asiatique par sa technique « . Tout cela ne suffit pas cependant à forger une identité. Seuls ou presque, les Anglo-Saxons de souche s’identifient au pays et se disent spontanément australiens. Tous les autres s’affichent clairement grecs, italiens, ukrainiens, indiens, indonésiens, malaisiens, philippins, ou encore sri-lankais.  » Je suis arrivé ici il y a vingt-cinq ans. J’ai la nationalité australienne, mais je me sens toujours profondément indonésien, explique un chauffeur de taxi. Il y a des choses que j’aime ici, et d’autres non, comme dans mon pays d’origine d’ailleurs. Mes enfants, je les ai élevés avec le respect de leurs racines. Qui sont-ils ? Ni australiens, ni indonésiens…  » Une double négation, exprimée sans aucune acrimonie… Entre tous les migrants en provenance d’Asie (4) et que rien ne rassemble sinon la couleur de leur peau, il n’y a pas de points communs, sauf deux peut-être : leur volonté de donner à leurs enfants, quels que soient les sacrifices à consentir, un haut niveau d’éducation, et une immense gratitude à l’égard de l’Australie. Tous ceux de la première génération le disent sans réticence :  » C’est un pays formidable. Les gens ont été bons avec moi. Ils sont généreux et tolérants.  » Un cri du coeur que l’on retrouve d’ailleurs dans la bouche des Tchèques, comme des Macédoniens, des Croates, des Libanais, des Chiliens ou des Russes, mais qui se transforme parfois en ressentiment, à la deuxième ou à la troisième génération. Ici et là, des voix discordantes s’élèvent en effet et elles sont le reflet d’un malaise difficile à évaluer. Antony Leong, photographe de mode de trente-huit ans, né en Australie, tout comme ses parents et même ses grands-parents, membre du Parti travailliste, auquel il reproche d’être trop tiède, tient un langage très radical et d’une âpreté peu courante, mais certainement représentatif d’une certaine frange de sa communauté :  » Je me sens chinois, profondément chinois. Il y a du racisme ici et c’est ce qui m’a toujours empêché de me sentir australien, alors que je le voulais vraiment. Quoi que disent les Blancs, ce sont eux qui ont le pouvoir en Australie. J’ai une revanche à prendre. Il y a des tas de choses qu’il faudrait arranger dans ce pays, mais je ne vois pas comment on y arrivera, tellement les gens sont peu politisés ici et les syndicats ont de moins en moins de pouvoir. Et pourtant, des pauvres, des sans-logis, et des gens qui vivent ici depuis des années sans même parler un mot d’anglais, j’en connais plein autour de chez moi, tout près de Melbourne.  » C’est en fait à Cabramatta, à une heure de train du centre-ville de Sydney, que l’on comprend brusquement la réalité de ces propos. Cabramatta, l’envers du rêve australien… On croit se retrouver dans certains quartiers de Washington ou de New York : même sorte d’indifférence ou de désespoir, même impression de violence et d’insécurité. Ce quartier de vingt-six mille habitants, dont les trois quarts sont asiatiques, est rongé par le chômage, la pauvreté et la drogue. Mais, pour s’en rendre compte, il faut aller sur place un après-midi de semaine, par temps de pluie, et non un dimanche matin ensoleillé, à l’heure où tous les habitants des environs, y compris de Sydney, en mal d’exotisme, viennent y faire leur marché… M. Phuong Canh Ngo, le conseiller municipal du secteur et maire adjoint de la ville de Fairfield, a-t-il raison de parier sur le fait que Cabramatta, ayant toujours été un centre d’hébergement provisoire pour les nouveaux migrants, constitue une exception et ne se transformera pas en ghetto permanent ? En cette fin de siècle, l’Australie aurait pu cependant devenir la nouvelle patrie des droits de l’homme. Tout l’y prédisposait. Mais ce sera sa vocation manquée. Proche de pays aux régimes durs (parfois sous un masque de relative démocratie), l’Australie s’interdira, par  » réalisme économique « , de jouer ce rôle, et cela pour longtemps encore… Ce n’est pas un hasard si le ministère des affaires étrangères, à Canberra, est regroupé avec celui du commerce. En 1957, quand le pays a signé son premier accord commercial avec le Japon, il exportait vers les pays de l’actuelle Union européenne plus de 51 % de ses marchandises et seulement 21 % vers les pays asiatiques. Ces chiffres se sont inversés. L’UE n’absorbe plus que 11 % des exportations australiennes, tandis que l’Asie se taille la part du lion avec plus de 58 %.  » Nous cesserons de regarder les pays asiatiques avec peur grâce au réseau économique que nous aurons tissé avec eux. Cette philosophie du premier ministre, Paul Keating, je la partage. Notre moteur dans la région, c’est donc l’économie, mais j’ajouterais que les liens culturels et psychologiques établis par les quatre-vingt mille jeunes Asiatiques venant étudier chaque année en Australie comptent au moins autant. Plusieurs de ces anciens étudiants sont aujourd’hui ministres en Malaisie et en Indonésie, et cela facilite considérablement nos rapports.  » Mme Elaine McKay est sous-secrétaire d’Etat, chargée de la condition féminine à Canberra. Elle est également une excellente spécialiste de l’Asie, où elle a longtemps vécu, avant de rentrer dans son pays et de peser de tout son poids au milieu des années 70, en même temps que certaines grandes figures telles que le sinologue Stephen Fitzgerald, premier ambassadeur de Canberra en Chine, pour que son pays accepte enfin la réalité de sa situation géographique.  » C’est un pas irréversible qui a été franchi. Les jeunes Australiens, au lieu d’aller faire un passage obligé par l’Europe comme on le faisait dans les années 60, voyagent à présent en Asie. Et dans nos écoles et universités, il y a un nombre grandissant d’étudiants qui choisissent d’apprendre le japonais.  »  » Un rôle d’intermédiaire  » ? A Melbourne, le directeur de l’Institut asiatique de l’université Monash, le professeur John McKay, manifeste la même confiance tranquille :  » Nous pourrions jouer un rôle d’intermédiaire entre l’Est et l’Ouest, entre l’Asie Pacifique et les Etats-Unis surtout.  »  » Un rôle d’intermédiaire ? Mais est-ce qu’on a vraiment besoin d’eux ? grommelle de son côté un diplomate français à Canberra. Les Australiens sont assis entre deux chaises, ils ne savent pas où ils vont, et les pays de la région n’aiment pas ça. Ce que veulent les Asiatiques, ce sont des partenaires à l’identité et à la culture clairement établies, et ça n’est pas le cas de l’Australie.  » Malgré le sort qui est réservé depuis juin dernier à la chancellerie française, ce diplomate réussit à afficher davantage de stoïcisme que d’exaspération. Dès l’annonce de la reprise des essais nucléaires, des militants écologistes ont installé sous ses fenêtres un invraisemblable campement, une sorte de bidonville occupé jour et nuit, d’une saleté provocante et qui promet de durer jusqu’au mois de mars. Ceci explique peut-être que sa bienveillance a des limites…  » Les essais nucléaires français constituent un excellent exutoire dans ce pays de conformisme, poursuit le diplomate français. Cela permet d’escamoter les vrais problèmes, comme celui de l’immigration en provenance d’Asie qui inquiète de plus en plus de gens, et pas uniquement dans les groupuscules racistes. L’Australie a par ailleurs du mal à s’implanter dans la région. L’Indonésie, avec ses 198 millions d’habitants, la regarde avec distance et méfiance. Avec la Malaisie, les choses ne sont pas plus faciles. Ce pays, qui pratique la politique de la main de fer dans un gant de velours, a lui-même des problèmes de communautés et d’identité. M. Mahathir, le premier ministre, n’est pas un homme facile et il a une obsession : qu’on laisse l’Asie en tête à tête avec elle-même. L’Australie et la Nouvelle-Zélande, avec leurs valeurs démocratiques, sont donc vues comme des intruses. Dire haut et fort ce qu’on pense, ça paraît agaçant et mal élevé en Asie. Quant à des Etats comme Singapour, ils sont déçus car les milieux d’affaires australiens investissent très peu chez eux.  » L’apparente faiblesse de l’Australie pourrait-elle, paradoxalement, devenir l’un des éléments de sa force un jour ? Plusieurs grands spécialistes du multiculturalisme, tels que M. James Jupp, ou hauts responsables chargés du programme d’immigration, comme M. John Nieuwenhuysen, s’en disent convaincus, ce qui explique qu’ils voient l’avenir avec une telle sérénité, à l’inverse de l’homme de la rue. C’est le cas du politologue David Camroux :  » La notion d’Etat-nation est en partie dépassée avec la mondialisation des flux, à la fois économiques et humains. L’Australie est obsédée par la question identitaire, c’est vrai, mais j’estime, pour ma part, que, grâce à sa société multiculturelle et toutes les passerelles qu’elle a ainsi établies et valorisées avec ses voisins asiatiques, elle est mieux équipée que certaines vieilles nations pour aborder le vingt et unième siècle. Elle est plus flexible à cause, précisément, de son absence d’identité. Elle n’a pas besoin de toujours faire référence à un passé purement national et figé et elle peut se projeter dans l’avenir.  » L’importance de la présence américaine SI le chapitre diplomatique compte peu pour les électeurs, bien plus soucieux du taux de chômage et de la dette extérieure (5), il reste une sorte d’épée de Damoclès sur le gouvernement fédéral. Officiellement, il n’est cependant jamais question de  » menaces « , mais d’ » incertitudes  » pour l’avenir.  » L’un de nos sujets de préoccupation, c’est la Corée du Nord, mais je dirais que le cauchemar des pays de la région, c’est la question de Taïwan. La tendance indépendantiste se fait de plus en plus sentir là-bas. Or la Chine sera intransigeante là-dessus, et nous le savons. Comme nous, les Etats-Unis et le Japon s’en inquiètent sérieusement, déclare M. Kim Jones, secrétaire général adjoint au ministère des affaires étrangères et du commerce de Canberra. En fait, toutes nos incertitudes tournent autour de la Chine : ses rapports, à plus long terme, avec le Japon et sa rivalité politique avec lui. Il y a aussi la question des îles Spratly, dans la mer de Chine du Sud, et que plusieurs pays se disputent à cause de leur pétrole et de leurs eaux poissonneuses : la Chine, mais aussi la Malaisie, les Philippines et le Vietnam. Cette tension pourrait brusquement dégénérer en conflit.  » Quelles que soient leurs craintes pour l’avenir, les experts autant que les responsables politiques se rejoignent tous sur un point : le caractère indispensable de la présence américaine dans la région. Chacun redoute que sans les Etats-Unis l’équilibre régional actuel soit rompu, que la course aux armements s’intensifie un peu plus encore et que le Japon, par exemple, soit tenté de redevenir une puissance militaire.  » S’il devait y avoir une cassure entre Washington et Tokyo, c’est là que surgirait un réel danger stratégique avec de multiples conséquences en chaîne « , estime M. Kim Jones. Mais  » on ne peut pas tenir la présence américaine dans la région pour acquise. Notre principal atout, c’est qu’ils sentent que l’Asie constitue un marché qui leur est toujours ouvert. D’où l’immense intérêt de l’APEC (6) : les Etats-Unis en font partie « , souligne de son côté M. Richard Bush, haut responsable aux affaires étrangères. Même analyse de la part du directeur de l’Institut asiatique de l’université Monash, le professeur John McKay.  » Si les Etats-Unis quittaient l’APEC, celle-ci s’effondrerait. Or l’Australie a un besoin indispensable de ce forum. Officiellement, les discussions sont économiques lors des réunions de ses dirigeants, mais en réalité une grande partie de l’ordre du jour est politique et stratégique. C’est pourquoi elle est à présent au centre de la politique étrangère de l’Australie.  » Qu’elles paraissent loin, la Grande-Bretagne et sa Couronne, vue de Canberra ou de Sydney… En 2001, pour célébrer le centenaire de sa fédération, l’Australie coupera vraisemblablement le dernier lien institutionnel qui la relie encore à la monarchie britannique et choisira de devenir une République (7). L’événement n’est pas considéré là-bas comme essentiel mais comme inéluctable, et les jeunes y tiennent avec le vague espoir au fond d’eux-mêmes que l’identité australienne surgira à ce moment-là, en même temps que la fierté de se dire australien.  » On a toujours besoin de voyager, surtout quand on est jeune, et d’aller voir en Europe, à quoi ressemble le monde, avoue Mark, trente ans. J’ai toujours l’impression qu’ici on pourrait se faire saigner à blanc et que personne ne s’en apercevrait, tellement nous sommes peu nombreux et éloignés de tout. Imaginez que notre plus proche voisin, si l’on oublie la Nouvelle-Zélande, c’est l’Indonésie, et qu’elle est à sept heures d’avion de Sydney !  » Les Jeux olympiques de Sydney, en l’an 2000, aideront-ils ce pays encore adolescent à s’affirmer ? Sans doute pour un temps, mais il faudra à ses habitants se trouver d’autres buts, d’autres défis pour entamer le troisième millénaire, alors que s’accentuera la fracture entre ceux qui pratiquent une véritable fuite en avant et ceux qui continuent de rêver, avec nostalgie, d’une Australie qui a déjà presque disparu : celle des pionniers, du  » bush  » et des temps héroïques. Une époque où les femmes australiennes n’étaient pas encore entrées en guerre contre les hommes et acceptaient sans broncher leur condition de  » citoyens de seconde classe  » jusqu’à ce qu’elles se révoltent, au début des années 70, et déclenchent une lutte toujours en cours, justifiée sans aucun doute mais perçue par les hommes comme menaçante et déstabilisante…  » Nous sommes entrés dans ce que j’appellerais l’âge de la redéfinition avec tout ce que cela signifie comme anxiété et insécurité, explique le politologue Hugh Mackay, auteur de plusieurs ouvrages de référence ( 😮 . Ces vingt dernières années, tous les points de repère, sociaux, culturels, politiques et économiques, qui nous permettaient de définir  » l’Australian way of life  » se sont soit évanouis, soit érodés, soit déplacés. Cela dit, je ne suis pas trop inquiet pour l’avenir. La seule chose qui me désespère à propos de la société, c’est cette incroyable propension à vouloir résoudre la moindre difficulté, le moindre problème par le biais de règles établies et de lois. Comme s’il fallait définir  » légalement  » ce qui est bien ou mal ! Nous prétendons être des insoumis de nature mais, en même temps, nous réclamons en permanence qu’on nous impose des valeurs au moyen de réglementations.  » Autre paradoxe, ce pays qui se dit heureux et ne se plaint jamais de son sort encaisse, sans comprendre et sans chercher à l’analyser, le choc d’une découverte récente : il détient l’un des taux de suicide les plus élevés du monde pour ce qui est des jeunes de 15 à 24 ans : 28 pour 100 000, soit deux fois le taux du Japon ou celui des Etats-Unis. Avec la Nouvelle-Zélande, l’Australie arrive en troisième place, juste après l’Islande et la Finlande. Et les chiffres sont en augmentation constante, sans qu’on puisse en expliquer les causes. Les suicides ont dépassé en 1991 le nombre de morts dus aux accidents de la route et ils sont devenus la première cause de mortalité des hommes de moins de trente ans. Pourquoi ? M. Bob Dunlop, qui vient de monter à Sydney une association de prévention, Hearing The Cry, se désespère de ne pouvoir répondre à cette question et dénonce le tabou persistant qu’est ici le suicide, ainsi que l’absence de crédits pour que soient menées des études approfondies sur la question. Que faut-il incriminer ? Une vie supposée trop facile ? Un matérialisme trop grand ? Une absence de spiritualité, que l’intérêt pour l’écologie, ou l’engouement pour les sciences occultes n’ont jamais compensée ? Le taux très élevé de divorces et l’éclatement des familles ? Aucune de ces explications ne se voit cependant confirmée par les rares études réalisées. A l’université Griffith de Brisbane, le professeur Pierre Baume, directeur de l’Institut national pour la recherche sur le suicide et la prévention du suicide, en est réduit lui aussi, faute de moyens, à n’émettre que des hypothèses.  » Il y a d’abord le taux de chômage chez les jeunes, 35 %, soit presque quatre fois la moyenne nationale et cela dans un contexte de pressions sociales très importantes qui aggravent le problème : si on n’a pas de travail, ça veut dire qu’on est faible et qu’on n’a rien fait pour réussir. Il y a ensuite l’alcool, un problème dramatique qui se traduit par une recrudescence de la violence au sein des familles. On boit trop, beaucoup trop, et surtout on absorbe des quantités stupéfiantes d’alcool par à-coups, ce qui est encore plus dangereux. Tout cela vient de notre héritage anglo-saxon et aussi colonial, très macho. Et toujours à cause de cet héritage sans doute, on se parle peu, on communique peu. Les gens ne sont pas habitués à exprimer leurs sentiments. Dans notre société, montrer ses émotions, pour un homme, c’est se montrer faible. Celui-ci garde donc ses souffrances pour lui. Aux Etats-Unis, ça se traduit par des meurtres. Ici, les jeunes retournent leur violence contre eux-mêmes, alors que le taux d’homicides, lui, reste très bas et n’a pas bougé depuis trente ans.  »  » Australia, lucky country « … La célèbre formule de l’historien Donald Horne (9), éternel jeune homme à l’optimisme souriant, reste-t-elle toujours valable ? Sans doute, même si elle repose sur un malentendu. Quand il l’a écrite en 1964, Horne l’entendait en effet dans le sens de  » pays fortuné  » et lançait à ses compatriotes une mise en garde contre une trop grande facilité, alors que les Australiens ont voulu la comprendre comme  » le pays de la bonne étoile « … L’avenir leur donnera-t-il raison ? Il dira en tout cas dans les années qui viennent si les mots  » solidarité  » et  » tolérance  » restent là-bas deux valeurs fondamentales, plus prisées que le profit et l’argent. Car le plus grand danger pour la population n’est peut-être pas qu’elle  » s’asianise  » comme elle le craint, mais qu’elle s’américanise et qu’elle se soumette passivement aux plus mauvais côtés des Etats-Unis sans en recueillir les meilleurs. Dans le premier cas, l’Australie risque, c’est vrai, d’errer un peu plus encore à la recherche de son identité mais, dans le second cas, elle risque d’y laisser son âme, surtout si elle persiste à esquiver les débats de fond. Ne resterait alors, pour ceux qui l’auraient découverte, au-delà de ses mythes et de ses apparences, que le souvenir d’une société qui se voulait idéale, souffrait de n’avoir pas réussi à l’être et aurait renoncé à son utopie avant même d’avoir compris que c’était ainsi qu’elle pouvait marquer son époque et le monde…

    Florence Beaugé.
    Asie
    Australie

    date – sujet – pays



    (1) Mme Ratih Hardjono, White Tribe of Asia. An Indonesian View of Australia, Monash University, Melbourne, 1993.

    (2) Parmi les oeuvres de David Malouf traduites en français : Ce vaste monde, Albin Michel, Paris, 1991 ; Je me souviens de Babylone, Albin Michel, 1995.

    (3) D’ici mai prochain sera renouvelé le Parlement fédéral de Canberra. Le Parti travailliste et la Coalition (formée du Parti libéral et du Parti national) sont au coude à coude dans les sondages.

    (4) L’Australie est le pays qui accueille le plus de réfugiés au monde par habitant. A l’inverse des immigrés  » professionnels qualifiés  » asiatiques, les réfugiés font face à de gros problèmes d’emploi.

    (5) Taux de chômage : 8,6 %. Dette extérieure : 40 % du PIB.

    (6) Asia Pacific Economic Cooperation, organisme créé en 1989 à l’initiative de l’Australie et qui regroupe dix-huit pays de la région Asie Pacifique. Lesquels visent l’instauration du libre-échange dans la région aux alentours de 2010.

    (7) L’Australie n’est pas une république mais une démocratie parlementaire de type fédéral, rattachée à la Couronne britannique. Reine d’Australie, Elizabeth II est représentée sur place par un gouverneur général, qui ne dispose pas de pouvoir politique.

    ( 😮 Hugh Mackay, Reinventing Australia. The Mind and Mood of Australia in the 90s, Editions Angus and Robertson, 1994.

    (9) Donald Horne, The Lucky Country, Penguin, Londres, 1964.

    LE MONDE DIPLOMATIQUE | février 1996 | Pages 4 et 5
    http://www.monde-diplomatique.fr/1996/02/BEAUGE/2315

    #354987
    Kat
    Participant

    WOW!!! Super intéressant à lire !!! Merci beaucoup Caro!!!

    #354988
    Caroline
    Participant

    Salut, Nejma!!!
    Et bonnes fêtes…
    Désolée, je reviens seulement – les premiers mois de ‘lannée universitaire sont chargés, même pour ceux qui n’étudient plus;-)
    A bientôt, et bonnes vacances, si c’est le cas,
    Caro

    #354989
    drup_2015
    Membre

    Pas de problème 🙂 Passe de bonnes fêtes également 🙂

    #354990
    Caroline
    Participant

    😀

5 sujets de 1 à 5 (sur un total de 5)
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